LA RECAMPADO
Les 40 ans de la Recampado
Retranscription de l’intervention de Madame Irène Théry lors des 40 ans de l’association La Recampado 22/09/2023
Contribution de Mme Irène Théry – sociologue
D’abord je voudrais remercier La Recampado de m’avoir permis de revenir auprès de l’association qui m’a accompagnée au tout début de mes recherches. Il faut imaginer qu’en 1983 je rédigeais ma thèse sur « l’usage judiciaire du critère d’intérêt de l’enfant », thèse à partir de laquelle j’ai entamé ensuite mes premières recherches au CNRS sur les divorces très conflictuels et la part des savoirs psy dans ces divorces. Et comme je suis née à Aix, et même plus précisément avenue de l’Opéra, où il y avait autrefois une clinique, j’étais assez contente d’y revenir quelques décennies plus tard, je vous remercie aussi pour ça, et parmi les sites où j’ai fait mon enquête j’ai été très contente de prendre évidemment le tribunal d’Aix. Et c’est ainsi que nous avons essayé de réfléchir ensemble à ce qui était en train de se passer, parce que Monsieur Roudil a très justement terminé son intervention en entrant dans les débats les plus actuels, et c’est le moins qu’on puisse dire, mais en nous incitant à le faire à partir du recul qu’on peut avoir sur 40 ans de réflexions, de pratiques etc. Moi je n’ai pas la pratique, mais j’ai essayé de contribuer par mon travail de sociologue du droit, avec beaucoup d’autres, à ce que les questions qu’on s’est posées dans les années 80, face à des changements qui nous paraissaient stupéfiants, quand même, on a vu monter d’abord la cohabitation juvénile, puis on a vu monter les familles naturelles, le nombre de personnes qui avaient des enfants sans être mariées devenir progressivement majoritaires, ça aurait été impensable jusqu’à la fin des années 60, on a vu monter les divorces, on a vu baisser le nombre d’enfants par famille, tous ces bouleversements démographiques suscitaient beaucoup de questionnements, et c’est à partir de ces questionnements je crois, que nous avons été nombreux à essayer de comprendre ce qui se passait.
On a maintenant le recul de 40 à 50 ans, et on peut dire un certain nombre de choses qui peut être éclairent le présent. Alors ce qui me semble important de rappeler c’est qu’il y a 40 ou 50 ans, la première réaction à ces changements démographiques, qui contrastaient beaucoup avec la période 1945-1965 qui avait été une période tout à fait exceptionnelle dans l’histoire de la famille, où on s’est énormément marié, il y a eu très peu de divorces, un mariage sur dix se terminait par un divorce, et où les gens ont fait des familles assez nombreuses. Donc contraste brutal avec ce qui se passe à partir des années 70. Donc quand on a commencé à voir ces changements des indices démographiques, beaucoup ont crié d’emblée à la crise de la famille, en attribuant ces changements à la montée d’un égotisme et d’un égoïsme sans précédent. L’individu n’en aurait que pour lui-même, il ne veut donc plus s’engager, il ne se marie plus, il ne sait plus ce que c’est qu’un engagement donc il divorce à la première occasion venue. Démissionnaire, hédoniste, il n’exerce plus l’autorité parentale, ses enfants grandissent sans être vraiment élevés. Toutes ces thématiques ont pris une acuité nouvelle, plus brutale d’ailleurs à partir des années 2000, quand ont commencé les débats sur le Pacs, l’homoparentalité, le mariage pour tous, les nouvelles technologies de reproduction. On nous a parlé de sujet-roi, de droit à l’enfant, de marché, de transhumanisme, etc, donc on a retrouvé dans une nouvelle vague la thèse de l’individu tout puissant, où l’on imposait la loi de son désir à la fois aux autres, à ceux qui l’entourent et au droit lui-même qui serait dans la destruction. Alors les progressistes ont répondu à ces propos souvent conservateurs, nostalgiques d’un autrefois, d’une famille peut être idéaliséen en défendant les droits de l’individu contre la nostalgie d’un ordre familial qu’ils disaient désuet et oppressif. Avec l’appui d’une partie de la sociologie, on a longtemps interprété le changement comme le passage de la valeur famille à la valeur individu, de la soumission au groupe à l’émancipation du moi. La famille contemporaine, émancipée des diktats de la tradition, aurait cessé d’être une institution et serait devenue un réseau purement intersubjectif et électif. Sa signification majeure serait d’être désormais non plus au service de la reproduction de l’ordre social dominant mais de l’épanouissement du moi et de l’authenticité personnelle.
C’est au nom des droits de l’individu qu’on parle aujourd’hui de pluralité des modèles familiaux. Ainsi qu’on déplore les changements, comme le font les conservateurs, ou qu’on les valorise plutôt, comme le font les progressistes, on remarque que le cadre général d’interprétation est un peu toujours le même. Les deux thèses sont celles de l’individualisation croissante et de la désinstitutionalisation de la famille. Alors, ce que j’essaie de dire depuis 40 ans, mais je crois que maintenant c’est plus entendu qu’avant, c’est qu’il ne va pas du tout de soi d’interpréter ainsi le changement. En effet, pour la sociologie et l’anthropologie, d’abord cela n’a pas de sens de parler de désinstitutionalisation de la famille, parce que la famille humaine n’est pas simplement un groupe social comme les autres, c’est un groupe institué dans un système de parenté, et un système de parenté fondé sur des statuts relationnels, les liens d’alliance, les liens de filiation, les liens de germanité. Et de ce point de vue-là, il peut y avoir des transformations, des métamorphoses de notre système de parenté, mais on ne peut pas dire que nous ayons assisté à l’effacement de la parenté. Nous avons vécu de nombreux conflits autour des statuts de parenté depuis 40 ans mais aucun effacement. Donc de ce point de vue-là, la question n’est pas tant de déplorer une disparition que d’analyser une métamorphose de la parenté. Ça c’est un premier point. Et puis deuxièmement, dans la thèse de l’individualisation, il y a une coordonnée qui n’est jamais présente, alors que nous savons maintenant qu’elle est centrale, et dans la pièce que nous avons vue tout à l’heure elle revenait en permanence, c’est la question du rapport entre transformation de la famille et montée de la valeur d’égalité des sexes. Cette question de l’égalité des sexes, on ne peut rien comprendre aux transformations de la famille si on ne prend pas la mesure de ce qu’il se passait avant, quel était le modèle familial que le droit avait charge de défendre, avant ces années 70 qui ont été marquées, Monsieur Roudil l’a rappelé, par de très profondes réformes autour de l’autorité parentale, de l’égalité des enfants naturel et légitime, et le divorce par consentement mutuel qui augurait en fait une nouvelle ère. En deux mots rappelons quel était le modèle familial que le Code Napoléon, dont la logique d’ensemble va être en vigueur jusqu’aux années 70, avait charge de défendre. On considérait d’abord qu’il n’y avait qu’un seul modèle de famille, et que le rôle du droit était de le défendre contre les écarts à la norme. Ce modèle familial, il est assez simple à définir, c’est un modèle familial fondé sur deux grands principes, d’abord un principe conjugal, c’est un modèle conjugal, la vraie famille est fondée sur le mariage. En dehors du mariage, pas de famille. Ça veut dire qu’un enfant qui est né hors mariage peut avoir une mère, mais il n’entre pas dans la famille de cette mère, il n’hérite pas de ses grands parents par exemple, parce que la famille naturelle ça n’existe simplement pas. Donc la famille est fondée sur le mariage et elle doit sa stabilité à un principe qui est celui de l’indissolubilité idéale du mariage, et le mariage, je le rappelle, a été effectivement indissoluble de 1812 si je ne me trompe pas, à 1884, donc la grande majorité du 19ème siècle, et à partir de 1884 c’est seulement le divorce pour faute qui a été rétabli et il a fallu attendre 1975 pour qu’on puisse se séparer par consentement mutuel. Donc un mariage idéalement stable et même idéalement indissoluble. Et en dehors de lui pas de famille. Le deuxième grand principe, modèle matrimonial, c’est un modèle fondé sur un principe de hiérarchie des sexes. Donc ce n’est pas juste qu’on constate des différences ou des dominations, le principe est écrit dans le droit. La famille a été fondée sur deux principes : la puissance paternelle, c’est l’homme qui est le chef de famille, et la puissance maritale : à l’homme le gouvernement de la famille et il doit protection à sa femme qui doit obéissance à son mari. On pourrait détailler tout ça mais disons que la hiérarchie des sexes est constitutive, ce n’est pas une inégalité seulement : si tout le monde l’admet, c’est parce qu’on pense que la hiérarchie ce n’est pas la même chose que l’inégalité, c’est l’enveloppement de la valeur contraire, on pense qu’il y a une valeur du féminin, qu’il y a une valeur du masculin, comme il y a un monde féminin, il y a un monde masculin, il y a une excellence féminine, il y a une excellence masculine, mais que dans l’ensemble, l’excellence masculine englobe l’excellence féminine, et que seul l’homme peut représenter à la fois lui et son couple, lui et sa famille. C’est pour ça que vous pouvez naitre Anne Dupont par exemple et vous devenez Madame Jacques Blanc et vous avez perdu votre prénom, votre nom etc. parce qu’il peut vous représenter et représenter son couple. Donc ce que je veux dire c’est qu’on ne peut pas comprendre les changements qui s’amorcent dès les années 70 avec ces réformes et qui se sont poursuivis jusqu’à maintenant, sans voir que nous passons progressivement d’une conception de la famille qui était fondée sur ce principe de complémentarité hiérarchique des sexes que chacun admettait comme normale, allant de soi, et qui n’était pas vécue forcément, même si le mouvement féministe ne cesse de progresser tout au long du 19ème siècle autour de la question de la revendication des droits politiques principalement, de droit de vote, qui n’était pas considéré comme un scandale parce qu’on y voyait une heureuse complémentarité, on voyait le couple comme un tout dont chacun est une partie, et ce qui était important c’était justement cette valeur accordée au couple comme un tout et chacun devait se soumettre, se mettre à sa place, collaborer à cette valeur du tout.
Qu’est ce qui se passe à partir des années 70 ? Il se passe que justement l’ancien modèle peu à peu va être contesté comme contraire à deux valeurs qui ne cessent de monter : la valeur d’égalité des sexes, on le voit par exemple avec le passage que vous avez cité de la puissance paternelle à l’autorité parentale, et la valeur aussi de conception de l’enfant non pas simplement comme un adulte inférieur, comme celui qui n’aurait que moins que tout ce qui fait un adulte, c’est comme ça qu’on voyait beaucoup l’enfant encore au 19ème siècle, comme celui qui avait moins d’intelligence, moins d’expérience que l’adulte, un adulte inférieur, non pas fini, et qu’il fallait en quelque sorte dresser pour l’éduquer. Donc c’est sûr qu’à partir de la fin du 19ème siècle avec le développement de la psychologie et de la psychiatrie de l’enfant, et de la psychanalyse, on va voir l’enfant comme une personne en devenir et progressivement va monter l’idée qui aboutit en 89 de droits de l’enfant et donc on change de regard aussi sur la place de l’enfant dans les rapports parent-enfant, d’où l’abandon de la puissance au profit d’une autorité qui doit s’exercer dans l’intérêt de l’enfant. A partir de là, quand ces réformes ont lieu, au fond elles se passent de façon assez consensuelle parce qu’on imagine qu’en gros on répare les injustices, autorité parentale, il faut arrêter que les parents qui veulent se séparer soient obligés de faire des lettres d’injures pour feindre des fautes etc., pour avoir le droit de se séparer, on a l’impression qu’on rattrape des archaïsmes mais que la famille ne va pas fondamentalement changer. D’ailleurs quand il y a eu la réforme du divorce en 1975, le ministre de l’époque, Jean Lecanuet, a dit : « le mariage ne s’est jamais si bien porté, nous allons le moderniser il ira encore mieux ». On avait cette idée encore en 1975 que le mariage ne s’est jamais si bien porté. Et puis évidemment ce qu’on va voir se développer très très vite, c’est le phénomène qui est justement que les gens se marient de moins en moins et que les mariages sont de moins en moins stables. Alors crise du mariage, etc., comment en parler ?
Moi j’ai proposé de voir principalement le changement sous un angle différent, que j’ai appelé le démariage, c’est-à-dire le fait que ce qui est le fait nouveau c’est que le mariage qui était le grand organisateur de tout le système de parenté, on devait impérativement se marier, en dehors du mariage l’enfant n’avait pas de père, il faut rappeler, par exemple au 19ème siècle, quand un enfant naissait hors du mariage, l’interdiction de recherche en paternité qui a duré de 1789 à 1912, faisait que la mère qui se trouvait enceinte hors mariage ne pouvait pas se retourner vers l’auteur de la grossesse pour demander une aide. Interdiction de recherche en paternité, donc vous voyez c’était vraiment quelque chose de très lourd. Donc ce qui va se produire progressivement c’est qu’on va voir se développer une autre façon d’appréhender les transformations de la famille. Qu’est ce qu’on peut dire avec le recul sur l’essentiel de ces changements ? Ce qui me parait être le point important c’est que quand on prend les différentes relations qui se croisent dans un système de parenté, ce qui est à la source de beaucoup de problèmes, c’est que pour des raisons qu’on peut très bien comprendre, les liens d’alliance, on va dire les liens de couple, les liens de filiation, ont évolué dans des sens complètement différents, et on peut comprendre pourquoi et manifestement c’est tellement puissant qu’on ne reviendra pas là-dessus. Qu’est ce que je veux dire par là ? Les liens de couple ont évolué au fur et à mesure que l’idéal du couple a changé, au fur et à mesure que la femme a gagné en égalité, ce qui ne veut pas simplement dire qu’elle a gagné plus de droits, plus d’opportunités, par exemple plus de droits avec le droit à l’avortement, ou plus d’opportunités avec le développement du travail salarié des femmes, mais que profondément l’égalité c’est autre chose, c’est quand la femme devient une véritable interlocutrice de l’homme. C’est ça le cœur de l’égalité des sexes, c’est quand nous les femmes, quand nous parlons, on peut nous prendre au sérieux, on ne considère pas qu’on va caqueter par exemple etc.
Or, pendant très longtemps vous pourrez remarquer que la parole des femmes n’est pas vraiment prise au sérieux et dans les affaires récentes concernant des violences sexuelles, c’est encore une fois le poids de la parole des femmes qui est en jeu. C’est une question majeure que celle-là, mais plus les femmes sont vues comme des interlocutrices des hommes, plus dans les couples ce qui devient le centre du couple ce n’est plus le fait d’abolir la relation de couple dans la relation parentale, comme c’était traditionnellement la valeur dans le couple Code Civil, c’était « ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants » donc ils se marient et toute l’histoire amoureuse se passe avant, il se marient et après ils ont beaucoup d’enfants, donc les gigots du dimanche, les problèmes avec les enfants etc. mais l’histoire amoureuse elle est grosso modo finie, c’est un peu ce qu’ils ont dit d’ailleurs ces petits jeunes qu’on a entendus toute à l’heure, c’est ce qui les désespère. Et donc ce que nous voulons aujourd’hui c’est justement que l’histoire du couple continue au-delà du mariage, si d’ailleurs il y a un mariage. Et donc l’idéal c’est « ils se marièrent, et ils se remarièrent, et ils se remarièrent, et ils se remarièrent jusqu’à ce qu’ils aient des cheveux blancs et qu’ils soient séparés comme ils doivent l’être par la mort seulement ». Et donc cet idéal de l’éternel remariage qui a été très bien analysé par Stanley Cavell dans son livre « Hollywood et la comédie du remariage », évidemment c’est un idéal l’éternel remariage, c’est-à-dire qu’un couple qui a pris comme sa valeur principale la conversation, c’est ça l’idéal du couple, c’est la conversation dans tous les sens du terme, se parler, s’écouter, pouvoir partager les questions qui vont avec la vie, c’est-à-dire ne pas considérer qu’après le mariage c’est la succession du même, mais c’est considérer qu’il y a une histoire et que donc il va se passer des choses, l’intrigue de la vie n’est pas finie, il va y avoir plein de choses qui vont se passer, l’arrivée des enfants, des changements professionnels, des déceptions, des maladies, plein de choses. Est-ce que face à tout ça le couple reste un couple qui se parle ? Et se parler, au sens simplement de la conversation, de l’échange, mais aussi au sens de la conversation érotique, de la séduction, « _the criminal conversation_ » en anglais c’est l’adultère, la conversation ça a un petit côté aussi de la séduction, est ce que ce couple va continuer à être dans la séduction l’un par rapport à l’autre, ça c’est l’idéal évidemment du couple, et avec cet idéal va forcément l’idée qu’on ne restera pas ensemble à n’importe quel prix, et quand on a le sentiment aujourd’hui qu’on n’est plus que deux herbivores silencieux, ou deux omnivores silencieux au restaurant, dans la voiture qui n’ont strictement plus rien à se dire, on s’accorde le droit de se séparer. Ou bien il y en a un des deux, c’est le plus souvent ça, qui dit : « moi j’en ai assez, je vais voir ailleurs, je me libère etc. » et l’autre est abandonné avec toute la violence de cette question. Je souligne cette évolution dans le lien de couple vers un lien dont l’idéal est le couple non plus comme un tout, ce qui avec deux ne fait qu’un, mais comme un duo, ce qui avec un et un, deux individus idéalement indépendants et autonomes et égaux, fait deux, mais au sens du duo en musique, pour qu’un duo fonctionne il ne faut pas parler d’une seule voix, comme autrefois où il fallait absolument parler de la voix du mari, sous l’autorité du mari etc. mais il faut que les deux voix s’écoutent et s’entendent. Evidemment ça n’est pas si facile, c’est un idéal très exigeant, et donc on peut comprendre qu’il se traduise souvent par un échec. Même si aujourd’hui on commence les couples de plus en plus tard, ça permet d’éviter quand même les premiers divorces, remarquez que dans les nouvelles générations les premières ruptures ne sont pas des drames parce qu’il n’y a pas encore d’enfant avant 30 ans, c’est des grands changements importants. Mais le point important c’est que les nouveaux idéaux et les nouveaux problèmes vont ensemble. Il n’y a pas des idéaux d’un côté et des problèmes de l’autre, on n’a plus les idéaux d’autrefois et on n’a plus les problèmes d’autrefois , on n’a plus l’idéal de rester ensemble quoiqu’il arrive à n’importe quel prix avec Monsieur qui a un métier et Madame qui s’occupe des enfants, et on n’a plus les problèmes de ces anciens idéaux, mais on en a acquis de nouveaux et donc par exemple parmi plein de questions, aujourd’hui, ce qui est vrai c’est que le statut, y compris matrimonial, n’est plus la garantie d’un statu quo. Personne, marié ou pas, n’est préservé de s’entendre dire un beau matin « Je m’en vais », comme dans le livre de Jean Echenoz, avec la brutalité de ce moment que en général les hommes n’ont pas anticipé et les femmes un peu plus. Donc les idéaux et les problèmes vont ensemble, c’est important de le comprendre parce que c’est ça qui est à la source des dilemmes qu’ont les couples et que vous allez voir dans les familles en difficulté, c’est qu’ils sentent bien qu’il y a un rapport entre les problèmes qu’ils rencontrent et quelque chose dans les idéaux collectifs qu’on ne va pas remettre en question, on ne reviendra pas modèle du Code Napoléon, puissance paternelle, puissance maritale, ça c’est fini. Le problème après ça c’est que pendant que le couple évoluait vers un lien plus contractuel avec un idéal qui reste celui de la continuité mais en admettant en quelque sorte une certaine précarité possible, on ne restera pas ensemble à n’importe quel prix, le lien de filiation lui, a évolué dans le sens exactement opposé, c’est très important de le comprendre. Au fur et à mesure que montait la précarité des couples assumée comme la contrepartie du fait qu’on ne restera pas ensemble quoi qu’il arrive, et les problèmes liés à l’élévation des exigences en matière de couple. Ce qui s’est passé en matière de filiation est très intéressant c’est que c’est le lien sur lequel nous avons reporté toutes nos attentes de sécurité et d’inconditionnalité. Le lien de filiation est celui sur lequel est calqué aujourd’hui le lien idéalement inconditionnel et indissoluble. C’est ça qui a monté en regard de la précarisation des couples. S’il y a un lien et un seul dans lequel nous n’admettons pas l’idée que c’est électif, c’est bien le lien de filiation. Ce qu’on attend des parents c’est qu’ils aiment l’enfant quoi qu’il arrive, justement : que l’enfant soit beau ou pas, intelligent ou pas, handicapé ou pas, délinquant ou pas, ce qu’on attend d’un parent c’est qu’il soit celui qui restera le dernier auprès de l’enfant à l’aimer inconditionnellement tout en essayant bien sûr de l’éduquer, mais l’amour inconditionnel. Et puis l’autre idéal c’est un idéal d’indissolubilité, ce que nous attendons de ce lien, c’est qu’alors qu’on peut tout perdre, son conjoint (« je m’en vais »), son boulot (« ah vous êtes viré, vous êtes licencié »), que le lien qu’on ne devrait jamais perdre c’est le lien de filiation. C’est celui sur lequel on reporte tous nos idéaux d’égalité. Qu’est ce qui se passe aujourd’hui, c’est évidemment que lors des séparations, les deux idéaux, la possibilité de la séparation d’un côté, l’idéal de maintien des liens de l’autre, entrent en contradiction. Ce que votre association affronte et aide à affronter depuis très longtemps, c’est cette tension là que nous avons dans les années 80-90 contribué, chercheurs et professionnels engagés dans l’action ensemble, à énoncer comme un nouvel idéal qui est celui d’une co-parentalité maintenue malgré la séparation du couple conjugal. Et donc cette co-parentalité il faut bien imaginer qu’elle n’était pas héritée du passé.
En 1975 vous avez évoqué la réforme du divorce, mais la lettre de la loi c’était « la garde sera confiée à l’un ou l’autre des parents ». On était dans un principe d’alternative entre les parents, il fallait choisir lequel on allait prendre, pendant longtemps on disait la garde sera confiée à « l’innocent », en fait c’est plutôt que le divorce était une sorte de veuvage social, une autorisation par le divorce pour faute, d’exclure de la famille le coupable. Progressivement c’était plutôt : en référence à l’intérêt de l’enfant, la garde sera confiée à la mère, parce que c’est sa nature de s’occuper des enfants etc., je mets des guillemets à tout ça. Ce qui se produit avec les grands bouleversements que nous vivons, avec cette idée que le lien de filiation devrait être un lien maintenu quoi qu’il arrive pour les hommes comme pour les femmes, c’est que, effectivement, par rapport à cette idée d’alternative, le père ou la mère, le problème des magistrats ou des experts ou des enquêteurs sociaux c’est : « choisir lequel ?», c’est d’essayer de maintenir le lien avec l’un et avec l’autre. La contrepartie de l’autorisation sociale de se séparer ou de divorcer, c’est qu’on ne divorce pas de ses enfants. Et donc là, on a déjà une tension puisque des gens qui ne peuvent plus se voir en peinture quelquefois, vont devoir, et vous allez contribuer à énoncer cette nouvelle norme collective, vont devoir essayer de coopérer pour que chacun puisse conserver le lien à l’enfant et ça n’est toujours pas facile. Ce qui se passe à ce moment-là, voyez comme c’est complexe, c’est en référence à la montée de la valeur de l’égalité des sexes qu’on est dans cette nouvelle donne, en quelque sorte familiale et parentale, et en même temps ce n’est pas parce qu’on a un idéal d’égalité que l’égalité des sexes est réalisée. Elle n’est pas réalisée du tout. Vous le savez, aujourd’hui la co-parentalité est maintenant inscrite dans la loi, vous l’avez rappelé, comme un idéal commun mais elle se heurte à bien des problèmes et parmi les problèmes auxquels elle se heurte, même si je pense qu’il y a quand même un progrès dans la société de cette idée , mais elle se heurte beaucoup au maintien quand même d’habitudes, de façons de penser dans lesquels les rôles masculin et féminin sont encore vus de façon très traditionnelle et en particulier dans les classes populaires, c’est vrai que l’idée que les enfants vont rester avec la mère et les pères vont plus ou moins disparaitre plutôt qu’être évincés , vont tout simplement disparaitre, c’est quelque chose qui reste un problème et qui se traduit dans les statistiques par la pauvreté des familles monoparentales dont vous avez entendu parler plus que quiconque. Nous sommes là dans une situation qui est très complexe et effectivement on avait le sentiment jusqu’à présent que c’était difficile mais qu’on progressait vers l’idée qu’il y avait en quelque sorte une nouvelle règle du jeu et moi j’ai toujours vu votre association comme celle qui promouvait cette nouvelle règle du jeu. Ce n’est pas l’individu émancipé de tout, on garde des devoirs, on garde des idéaux, qui imposent des choses qui sont lourdes, c’est vrai. Vous faites des enfants avec quelqu’un, vous ne pouvez pas abandonner ces enfants, vous ne pouvez pas empêcher l’autre de voir ses enfants, etc. C’est un idéal qui est complexe, difficile, et qui se heurte à des pesanteurs sociales importantes. Ce à quoi nous ne nous attendions pas et je vais finir là-dessus, c’est effectivement de voir ce travail vers la co-parentalité mis en cause non pas au nom de l’idéal du passé mais au nom des valeurs d’aujourd’hui.
Ma première surprise c’est quand j’ai vu mes jeunes collègues mettre en cause la co-parentalité comme étant quelque chose de masculiniste, c’est-à-dire que par rapport à l’idée « l’égalité c’est relationnel », donc l’égalité des sexes c’est faire en sorte de dépasser le vieux partage entre l’homme pourvoyeur et la mère au foyer, c’est d’essayer d’aller vers quelque chose où les rôles soient plus rapprochés, et même si ça n’avait pas été le cas dans le mariage d’essayer de le faire dans la séparation ou le divorce. Les nouvelles générations souvent ont un féminisme moins relationnel je dirais, plus identitaire, « les femmes / les hommes » et donc on entend beaucoup ce discours aujourd’hui, la domination masculine, la mise en cause des hommes en tant que tels, et donc l’idée finalement que la co-parentalité ça a été un « trucage » on va dire, pour que les hommes puissent ne pas payer les pensions alimentaires. Vous avez peut-être entendu cette mise en question de la garde alternée etc. Donc là il y a des questions compliquées, parce qu’on n’arrive pas toujours à se comprendre entre les générations, entre ceux qui n’ont pas vécu tout ce qu’on a vécu, nous qui avons vécu les changements et pensé qu’il fallait aller même si c’était difficile, compliqué, vers cet idéal de transformation des rôles paternels et maternels, de maintien des liens, de respect d’autrui etc. et les nouvelles générations sont davantage dans l’opposition entre droit des femmes et droit des hommes. Donc ça c’est un point que je soulève et que je retrouve effectivement aujourd’hui autour des questions liées aux violences sexuelles dans les familles qui sont un sujet majeur.
J’ai écrit un livre récemment qui s’appelle « Moi aussi : la nouvelle civilité sexuelle » sur l’importance de Me Too, de ces jeunes féministes qui ont mis au jour un continent de violence qui était ignorée et donc c’est très important de comprendre l’importance de ce mouvement et en même temps ce mouvement n’autorise pas, il me semble, à abandonner là encore une version relationnelle de l’égalité au profit d’une vision identitaire des femmes contre les hommes, les enfants contre les adultes, etc. et des simplifications qui seraient autorisées. Vous serez toujours, je termine là-dessus, vous serez toujours les professionnels du cas particulier. C’est ça je crois que j’ai beaucoup appris de vous, pendant longtemps quand j’ai commencé mes enquêtes, que je rencontrais des magistrats, je vous raconte une chose, ils me disaient « moi vous savez, ce qui compte pour moi, c’est le cas particulier. » Alors moi je faisais mon œil, le cas particulier c’est pas si évident que ça, il y a quand même des préjugés, des précautions, il ne va pas juger chaque fois sans règles ? Et d’ailleurs c’était pas si bête de critiquer cette idée du cas particulier, parce que c’est un juge aux affaires matrimoniales à l’époque qui m’avait dit : « oh la la, cette formule, ‘moi je n’ai que le cas particulier’, attention, parce que je ne peux pas prétendre juger des gens en fonction de leurs particularités, il n’y a que Dieu qui peut faire ça. Moi ce qui m’autorise, disait-il, à intervenir dans une famille c’est justement, non pas ce que je prétendrai du haut de mon savoir sur leur cas particulier, c’est comment je peux rapporter leur cas particulier à du général. C’est parce que je peux rapporter leur cas particulier que je puis m’autoriser au nom de la puissance publique à intervenir, dire ‘vous ferez ci vous ne ferez pas ça etc. ‘». Donc il y a toute une conscience des limites aussi qu’on doit s’imposer dans l’intervention auprès des familles. Pour ça c’est vrai, il n’y a pas de contradiction entre le fait d’être attentif au fait que vous avez une configuration familiale unique et en même temps vous n’intervenez dans le cas particulier que si vous pouvez le rapporter à du général. Donc ça c’est important de s’en rappeler aujourd’hui et de se dire qu’à un moment où on découvre de nouveaux enjeux concernant les conflits dans les familles et où la question du féminisme que moi j’ai vécu dans les années 70 reprend une nouvelle vigueur, si nous avons une chose, les plus âgés d’entre nous, à transmettre aux nouvelles générations, c’est justement la façon dont il est important de ne pas se contenter de formules qui marchent à tous les coups, l’idée qu’on pourrait se sortir des dilemmes en quelque sorte par ce que vous avez dit ‘un automatisme’ , c’est tellement rassurant. C’est tellement rassurant mais il faut lutter contre ça, ça n’est pas comme ça la vie. C’est comme quand on a dit en 2021 : c’est très simple maintenant, il y a une barre de 15 ans, les rapports majeur-mineur sont interdits. C’est des agressions sexuelles ou des viols. Il y a l’idée, enfin c’est simple maintenant, on a une règle simple, on va l’appliquer à tous les coups. 15 ans : il avait plus, il avait moins ? Elle avait plus, elle avait moins ? Et l’autre, il avait 5 ans de plus ou il avait 5 ans de moins ? On s’imagine que la justice doit être automatique, mais bien sûr que ça ne va pas être comme ça. Ça ne sera pas automatique, jamais, parce que justement il y a beaucoup d’autres questions qui seront posées, est ce que l’un savait l’âge de l’autre, qu’est-ce qu’on fait des rapports violents entre mineurs eux-mêmes, etc. Beaucoup de questions qui sont laissées de côté. Donc réfléchissons ensemble aux grandes mutations et gardez l’œil bien fixé sur la particularité de chaque cas qui est unique, merci.